Retour sur les Carnets de Regards

A l’occasion de l’exposition des Carnets de regards à la Maison de La Laïcité d’Anderlecht, et comme je ne peux être physiquement présente pour partager avec les visiteurs, j’ai eu envie d’écrire un texte à propos du projet et de ce qu’il laisse en moi, plus de deux après. La filiation avec le projet « Femmes du Japon » sur lequel je travaille à l’heure actuelle me paraît évidente à travers le dessin comme chemin vers l’autre et l’intérêt pour la multiplicité des regards, et je peux dire aujourd’hui que les Carnets anderlechtois ont été une étape essentielle.

Du 13 au 30 avril 2018 à la Maison de la Laïcité d’Anderlecht 
rue de Veeweyde, 38
1070 Anderlecht

Week-end du 21 et 22 avril : de 11 à 16h, week-end du 28 et 29 avril : de 13 à 17h

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Les Carnets de Regards, c’est une aventure déjà ancienne mais vraiment spéciale pour moi, qui me nourrit encore.
Ce sont plusieurs mètres de carnets de voyage au format accordéon réalisés par tous les temps dans la commune d’Anderlecht entre octobre 2015 et janvier 2016 dans le cadre d’un partenariat avec le centre culturel Escale du Nord.

Ce sont des dessins, et ce sont des textes. Les dessins c’est moi qui les ai faits, les textes je les ai seulement recueillis. Les textes, ce sont les paroles des gens, ce sont les mots des Anderlechtois, et les Carnets de regards c’est ça : c’est moi qui aborde les gens ou qui me fais aborder et qui demande, et qui note, et qui dessine ce qu’ils me disent de dessiner – allez par là, vous pourriez faire ça, pour moi Anderlecht c’est ça.

C’est le regard des gens sur l’endroit où ils vivent, c’est comment ils se sentent dans leur commune de naissance ou d’adoption. Parfois très bien, parfois très mal. C’est mon regard sur leur regard, sur la vie de tous les jours dans cette commune à mille facettes de l’autre coté du canal, sur toutes ces rues qu’on croit connaître, sur ce qui est si près de nous qu’on ne le regarde plus. Il paraît qu’il a su en montrer la beauté, c’est ce que les gens ont écrit dans le livre d’or quand on a montré l’expo la première fois.
Et oui, il y a de la beauté un peu partout, là où c’est évident parce qu’ il y a des fleurs ou une jolie église mais aussi là où on croit que c’est moche, là où en passant vite on ne voit que du béton et des crottes de chien, là où on dit que ça craint mais où il y a aussi des vies, des chemins, des rêves et des enfants qui jouent.

Ce sont des voix, des voix qu’on n’entend pas toujours beaucoup, certaines sont des filets de voix et d’autres on ne les arrête plus, parfois très touchantes, parfois très en colère. Ce sont des anecdotes, des échanges, des cadeaux, des invitations à découvrir et à entrer. C’est recevoir des mots, des idées, des sourires, des repas, des thés et des cafés, des oranges, des herbes du potager, des conseils de vieux sage…
C’est aussi mon malaise, chaque fois que les gens m’ont renvoyé leur peur de l’autre, leur haine de l’autre, leur méconnaissance de l’autre…et leur solitude. Et me dire que je ne relayerais pas certaines de leurs paroles, mais qu’ au moins je les aurais écoutés, j’aurais essayé de leur suggérer un autre angle de vue, c’est un début parfois.

C’est marcher au hasard et laisser les passants composer ma journée, parler aux inconnus dans la rue parce que ma curiosité et mon désir de lien sont plus forts que ma timidité. Ne pas prévoir, faire place à la surprise.

C’est des moments en grand écart, avec des villas et des logements sociaux, des saules dans la campagne, des cafés de supporters, des enseignes en arabe, le centre commercial, la sortie de l’église ; j’ai parlé à ceux qui balaient les ordures, à ceux qui jouent au golf, à ceux qui promènent leur chien et à ceux qui prient pour un monde meilleur, à ceux qui aiment leur quartier et s’y investissent et à ceux qui se sentent exclus.

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C’est des tas et des tas de souvenirs avec la centaine d’habitants à qui j’ai parlé, et parmi tous ces souvenirs et ces personnages parfois très hauts en couleur, des anecdotes d’une apparente simplicité qui m’habitent encore, comme celle-ci.
C’est une jeune femme malade qui vient souvent s’asseoir dans un square pour regarder les gens, dans ce square il y aussi un homme qui râle en disant qu’ il habite dans la plus moche partie d’Anderlecht, mais elle, qui est sur le fil de la vie, vient là régulièrement pour trouver de la beauté et de la paix – on peut toujours tout regarder autrement, il y a toujours plusieurs points de vue, et quand on les rassemble ça fait comme la vie, des choses petites et grandes, du beau, du moche, de la violence et de l’espoir, du béton qui vieillit mal et de l’herbe qui frémit entre les pavés.

Je pourrais aussi parler de cet homme, c’est un réfugié aux magnifiques yeux verts qui fait des boulots que nous ne voulons pas faire, avec tout son parcours il dit moi je suis tout petit, je suis une toute petite personne, une exposition c’est pas pour moi, et puis il me demande est-ce que tu es heureuse ?, et je me rends compte à quel point c’est rare de poser cette question, quelle belle question.

Il y a aussi cet homme qui me parle de ses enfants le lendemain des attentats de Paris et l’expression très particulière qu’il emploie pour parler des jeunes en décrochage : ils sont séparés dans leur tête, ça m’a marquée, séparés dans leur tête, ce qu’il leur manque c’est quoi, une intégrité, quelque chose qui fasse lien, un truc qui rassemble ces morceaux ?

Ce sont mes propres souvenirs dans la commune, ceux d’enfance et ceux d’après ; il y a un témoignage de ma grand-mère dans les carnets, mais pas de mon grand-père parce qu’à l’époque son esprit était déjà dans un endroit où tous les lieux et tous les âges se mêlent.
Ce sont les carnets qui passent entre des mains ridées dans des maisons de retraite, ma grand-mère qui dit je reconnais et qui repart dans ses anecdotes, mon grand-père à qui je demandais tu te rappelles ?, il disait j’me souviens pas, ou alors il se fâchait, j’ai jamais habité là moi. Parfois il les tenait à l’envers, il jouait avec les accordéons, il caressait le papier et il passait son index lentement lentement au fil des pages, j’avais peur qu’il les foute en l’air mais non, les carnets sont toujours là.

Et j’ai emmené un peu de ces regards là où je suis maintenant, dans un autre bout du monde où j’utilise toujours le dessin pour rencontrer les gens, alors ça me fait quelque chose que ces carnets soient de nouveau visibles à Anderlecht, je remercie la Maison de la Laïcité pour cette initiative.

Tokyo, avril 2018

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